CHEZ MADAME ÉDITH
La grisaille de novembre ne
fait qu'accroître la tristesse de la rue qui coule vers le fleuve.
Les bâtisses à la peinture écaillée, toutes semblables, étalent
bien la pauvreté du quartier et le triste ennui de la communauté.
Les murs sombres et humides des maisons aux portes closes et aux
fenêtres embuées s'endorment sous l'hiver naissant. Les vitrines
embourbées des magasins n'invitent pas le regard. Les gens marchent
les yeux baissés. Ici, on ne fait que passer. Seules les clochettes
suspendues aux portes des boutiques quémandent dans le vent
l'attention des passants.
Un
homme grand et gris, au regard évasif, seul parmi la masse anonyme
et pressée flâne sous la grisaille de la pluie. Cet homme fluet,
au chapeau mou, au pas traînant, à l'imper usé comme sa vie,
dérive dans un relent de mélancolie. Imprégné d'un passé qui ne
lui appartient plus, captif de ce seul moment présent et ennuyeux,
il erre sans rêve, sans raison d'être.
La
clochette de l'antiquaire, au son plus mélodieux que ses voisines,
attire son attention, puis son regard, puis ses pas. Figé devant la
porte, il ne peut résister à l'envoutement qui l'enveloppe en
percevant cette dame sans âge, assise au comptoir, figée dans son
décor, tant par sa vieillesse poussiéreuse que par la rigidité de
ses traits. D'un geste lent, il pousse la porte ou l'on peut lire
CHEZ
MADAME ÉDITH et il entre.
Des
objets hétéroclites émanent de tout lieux et de tout âges, couverts
d'une même poussière, dormant dans le même silence, témoignent
d'un passé ramassé ici au fil des ans. Des poupées de dentelles
s'appuient sur des jouets de bois grossièrement finis; des
fourrures, des cuirs, des cotons s'empilent sur des bureaux usés;
des armes à feu provoquent des icones sacrées. Le temps, arrêté, suspendu aux gestes lents du visiteur, semble se rire de l'histoire
et des saisons qui passent.
MAIS
PASSENT-ELLES VRAIMENT ?
Édith,
dans sa fixité, semble dormir comme ses trésors. Un cube
transparent, aux mille facettes, planté sur le comptoir, capte son
œil, son souffle, son être tout entier. Cube intru, dérangeant
l'immobilité imperturbable de la pièce par ses reflets colorés
dansant sur les murs et les ombres de la boutique. Cube invitant,
complice accompagnant les pas feutrés et solennels de cet homme.
Cet homme aux déplacements si lents qu'il soulève à peine
quelques poussières ... Il avance vers le comptoir, le cube, la dame.
C'est
avec révérence qu'il baisse le buste vers elle. C'est avec
vénération qu'il cherche son regard. C'est avec adoration qu'il
trouve ses yeux. C'est avec passion qu'il suit ce regard captif.
Combien?
Combien? Combien? Ce mot tourne dans sa tête, mais il ne peut se
résoudre à formuler ce sacrilège qui sûrement, romprait le
charme. Figé à cette dame qui maintenant se vautre dans le cube,
étourdit par les couleurs qui dansent autour d'eux, aspiré par une
sérénité qui emplit déjà les lieux, il ne peut qu'entendre
raisonner un filet de voix, un échos ferme, une invite ennivrante
qui lui assure que ce cube, cet instant sublime, est dorénavant sien
pour toujours …
POUR
L'ÉTERNITÉ
Se
cramponnant à cet instant magique, il prend place au côté
d'Édith. Toutes ses peines, ses ennuis, ses solitudes, ses deuils
passés s'estompent dans ce geste fatidique. La poussière qu'il a
soulevé en terminant son geste sacré retombe sur son corps
désormais immoblile, emprisonné.
Lorsque
la petite-fille de madame Édith vient se rendre compte de son leg,
elle laisse tout aux encanteurs, sauf un petit cube tranparent dans
lequel on peut admirer deux p'tits vieux sans âge qui n'en finissent
pas de s'aimer ...
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