TENTATION
Grand-Remous, une heure d'attente avant
le grand départ, celui qui me ramène chez les-miens. Deux longs
mois d'hiver difficiles s'achèvent enfin et je reviens. Le plaisir
du travail accompli n'est plus au rendez-vous,
je voudrais que ce
contrat soit le dernier, mais quel autre travail pourrais-je
envisager? Un travail qui ne m'éloignerait plus de la famille et
serait tout aussi payant, ça se trouve pas si facilement. La table
de billard mal éclairée m'ennuie de ses joueurs médiocres, ma
bière chaude reste sur la table, je n'ai pas soif, je crois que je
n'aurai plus jamais soif … d'alcool en tout cas.
Y a qu'elle, qui m'attire et m'attise,
me demande et me supplie. Y a
qu'elle, la gobeuse de huarts, qui s'offre, plus que jamais
aguichante, plus que jamais alléchante. Ça fait bien une année
entière que je ne suis pas tombé dans ses griffes, qu'elle ne m'a
pas écrasé de remords. Cette fois, elle ne m'aura pas, je me
souviens trop bien de sa dernière victoire. Comme j'étais petit en
sortant du bar, les poches vides et le cœur plus triste qu'en
colère. Je me souviens.
Elle
m'appelle me chuchotant modération
de
couleur verte, de couleur rouge et meilleur
goût de
couleur rouge de couleur verte. Elle m'étourdit me harcèle combat
ma volonté. Je bois ma bière, lentement , la dévisage, comme on
dévisage un ennemi qu'on ne sous-estime pas. Elle est forte, me
tenaille les entrailles, amplifie mon ennui.
Quarante-cinq
minutes d'attente et je retrouve les miens. Je m'accroche à cette
pensée afin de ne pas sombrer. Elle, têtue et patiente, fait
défiler devant moi ses suites royales et ses reines souriantes. Elle
m'annonce ses valets, toujours prêts à servir. Tapis rouge des
grands jours déroulé dessus le trapis vert, devant mes pas, qui
avancent et reculent, au gré du torrent qui bout en moi. J'ai mal
de la refuser, d'abdiquer sans même combattre. Sans être un combat
mortel on pourrait se payer un round ou deux, histoire de passer le
temps. Je m'approche, la regarde, flatte ses côtes brillantes,
hésite …
Le
téléphone sonne au loin, les hauts parleurs diffusent des bruits
plus discordant qu'harmonieux, des perdants s'excitent autour de la
table de billard, les ventilateurs essoufflés tentent de rafraîchir
l'air. J'ai chaud, très chaud. Je glisse la main dans ma poche,
fait sonner les huarts qui se cachent. Ma main tremble. Juste un
round, un tout petit round. Mon corps pris de secousses violentes
recule. La reine sur l'écran se change tout à coup en femme, de
chair, d'os, de sang bouillant. Elle saute de l'écran devenu
immobile, s'approche, me tourne autour. La femme a le regard
brillant de désir et de joie. La femme me hante. Me rappelle ma
défaite. La dernièere défaite oü la reine s'était fait roi afin
de ruiner toutes mes espérances. Je recule. La femme avance. Elle
me chuchote des phrases sucrées à l'oreille, elle réveille mes
sens. Mon membre durçi m'ordonne de sortir au dehors me soulager en
admirant la Gatineau, tout près. Je recule, je sors. Je cours vers
la rivière froide, rafraîchaissante.
Dix
minutes d'attente. Le soleil brille. Ma respiration haletante a
repris sa place et je garde la mienne. J'ai gagné, et le son de mes
huarts dans ma poche, comme une musique doucereuse, accompagne de
chant de l'eau dansant au travers les galets, me raccompagne à
l'autobus qui reprendra sa route … la route vers la maison, les
miens.
Je
monte dans la pénombre de l'autobus, m'installe au fond derrière oü je pourrai rêver que je suis roi et maître.
Un
vieux monsieur au visage rieur me rejoint, s'installe, fouille son
sac et en sort un jeu de cartes tout neuf, captif dans son emballage
brillant. Il me tend le jeu, comme on tend la main à un ami, et,
d'une voix ne laissant pas de place au badinage m'offre
nonchalamment :
Une
petite partie, histoire de passer le temps? Mise illimitée.
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