mercredi 29 janvier 2014

TENTATION



Grand-Remous, une heure d'attente avant le grand départ, celui qui me ramène chez les-miens. Deux longs mois d'hiver difficiles s'achèvent enfin et je reviens. Le plaisir du travail accompli n'est plus au rendez-vous,
je voudrais que ce contrat soit le dernier, mais quel autre travail pourrais-je envisager? Un travail qui ne m'éloignerait plus de la famille et serait tout aussi payant, ça se trouve pas si facilement. La table de billard mal éclairée m'ennuie de ses joueurs médiocres, ma bière chaude reste sur la table, je n'ai pas soif, je crois que je n'aurai plus jamais soif … d'alcool en tout cas.

Y a qu'elle, qui m'attire et m'attise, me demande et me supplie. Y a qu'elle, la gobeuse de huarts, qui s'offre, plus que jamais aguichante, plus que jamais alléchante. Ça fait bien une année entière que je ne suis pas tombé dans ses griffes, qu'elle ne m'a pas écrasé de remords. Cette fois, elle ne m'aura pas, je me souviens trop bien de sa dernière victoire. Comme j'étais petit en sortant du bar, les poches vides et le cœur plus triste qu'en colère. Je me souviens.

Elle m'appelle me chuchotant modération de couleur verte, de couleur rouge et meilleur goût de couleur rouge de couleur verte. Elle m'étourdit me harcèle combat ma volonté. Je bois ma bière, lentement , la dévisage, comme on dévisage un ennemi qu'on ne sous-estime pas. Elle est forte, me tenaille les entrailles, amplifie mon ennui.

Quarante-cinq minutes d'attente et je retrouve les miens. Je m'accroche à cette pensée afin de ne pas sombrer. Elle, têtue et patiente, fait défiler devant moi ses suites royales et ses reines souriantes. Elle m'annonce ses valets, toujours prêts à servir. Tapis rouge des grands jours déroulé dessus le trapis vert, devant mes pas, qui avancent et reculent, au gré du torrent qui bout en moi. J'ai mal de la refuser, d'abdiquer sans même combattre. Sans être un combat mortel on pourrait se payer un round ou deux, histoire de passer le temps. Je m'approche, la regarde, flatte ses côtes brillantes, hésite …

Le téléphone sonne au loin, les hauts parleurs diffusent des bruits plus discordant qu'harmonieux, des perdants s'excitent autour de la table de billard, les ventilateurs essoufflés tentent de rafraîchir l'air. J'ai chaud, très chaud. Je glisse la main dans ma poche, fait sonner les huarts qui se cachent. Ma main tremble. Juste un round, un tout petit round. Mon corps pris de secousses violentes recule. La reine sur l'écran se change tout à coup en femme, de chair, d'os, de sang bouillant. Elle saute de l'écran devenu immobile, s'approche, me tourne autour. La femme a le regard brillant de désir et de joie. La femme me hante. Me rappelle ma défaite. La dernièere défaite oü la reine s'était fait roi afin de ruiner toutes mes espérances. Je recule. La femme avance. Elle me chuchote des phrases sucrées à l'oreille, elle réveille mes sens. Mon membre durçi m'ordonne de sortir au dehors me soulager en admirant la Gatineau, tout près. Je recule, je sors. Je cours vers la rivière froide, rafraîchaissante.

Dix minutes d'attente. Le soleil brille. Ma respiration haletante a repris sa place et je garde la mienne. J'ai gagné, et le son de mes huarts dans ma poche, comme une musique doucereuse, accompagne de chant de l'eau dansant au travers les galets, me raccompagne à l'autobus qui reprendra sa route … la route vers la maison, les miens.

Je monte dans la pénombre de l'autobus, m'installe au fond derrière oü je pourrai rêver que je suis roi et maître.

Un vieux monsieur au visage rieur me rejoint, s'installe, fouille son sac et en sort un jeu de cartes tout neuf, captif dans son emballage brillant. Il me tend le jeu, comme on tend la main à un ami, et, d'une voix ne laissant pas de place au badinage m'offre nonchalamment :


Une petite partie, histoire de passer le temps? Mise illimitée. 



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